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AccueilEmile Violet, patois et folklore en Mâconnais (Fonds famille Roudier)Le patois de Clessé, enregistré par Emile Violet aux Archives de la parole à l'Université de la Sorbonne et au Musée de la Parole et du Geste, Paris, le 3 juillet 1927.

Emile Violet, patois et folklore en Mâconnais (Fonds famille Roudier)

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Transcription : Le patois de Clessé, enregistré par Emile Violet aux Archives de la parole à l'Université de la Sorbonne et au Musée de la Parole et du Geste, Paris, le 3 juillet 1927.

Collecteur : Manigand Marie-Laure
Langue : Patois mâconnais

Emile Violet raconte deux légendes, donne un lexique de termes et parle de la vie d'autrefois dans le patois de son village natal, Clessé.


La culture de la vigne. Écouter cette séquence


La légende de la vigne qui parle. Écouter cette séquence

La vegne que parle
A chlliéssi, y a bien longtein, y avait ne vo, on vieux vegneron qu’amut sa vegne u point qu’a n’en seillut pas, dipe la pequé du jou tant qu’u seloeu récondu. Y est vo que pre les vendanges a fosait bien du vin. A s’appalut Jacquot. Adda ; on risait on petion de le vo tant trappri toute l’an-née dans sa vegne. On jou que dipe le grand matin a s’encrayut à pioeuchi et pe que tout lantou de leu a ne vosait pieu on seul po d’herbe, a regardut ses ceupes, appésé su sa pioeuche, u bout de s’n’ourne. Le seloeu ère d’ja récondu, mais a regardut tuje sa vegne ; et ne v’la que tout d’on coeup, presque môgré leu, a s’est beté à l’y dère tout hoeu : « Ah ! ma pouvre vegne, j’te fas groeu bin ! » … A çu moument y ave jeustemeint eun’ houmme qu’ère deri on bouisson, sans se fare vo, a l’y a vite répondu : « Ah ! Jacquot Adda, je t’y rends bin ! » … Et ne v’la n’tr’on Jacquot que ne courait pas proeu vite pr’aller dère à sa fan-ne et à ses voisins : « Pensez don, ma vegne que m’a causé ! » …

[Traduction]
La légende de la vigne qui parle
A Clessé, il y a bien longtemps, il y avait une fois un vieux vigneron qui aimait sa vigne au point qu’il n’en sortait pas, depuis la pointe du jour jusqu’au soleil couché. Il est vrai que pour les vendanges il récoltait beaucoup de vin. Il s’appelait Jaques Adda ; on riait un peu de le voir tant peiner toute l’année dans sa vigne. Un jour que depuis le grand matin il s’acharnait à piocher et puis que tout autour de lui il ne voyait plus un seul brin de mauvaise herbe, il regardait ses ceps, appuyé sur sa pioche, au bout de sa rangée. Le soleil était déjà couché, mais il regardait toujours sa vigne ; et voilà que tout-à-coup, presque malgré lui, il se mit à lui dire tout haut : « Ah ! Ma pauvre vigne je te cultive bien ! »… A ce moment se trouvait justement un homme derrière une haie, sans se montrer, vite il lui répondit : « Ah ! Jacques Adda, je te le rends bien ! »… Et voilà notre Jacques qui ne courait pas assez vite pour aller dire à sa femme et à ses voisins : « Pensez donc, ma vigne m’a causé ! » ...


La légende de Saint-Claude. Écouter cette séquence

Le conte a Saint-Lliaude
Saint-Lilaude est le patron des sàyioeux dipe qu’al a coupé, autrevò, lu peuplles de la prairie de Sant’Ouyan.
Son maître l’avait n’envié sàyer du grand matin ; dans la matnée, quemeint al avait été vô quoi al en ère dans son travau, en l’y pourtant son barlœ, ne v’la qu’a vôt qu’a n’avait oncoure point d’andein de fait et qu’al ère tuje après ad’ieusi, dipe qu’al ère arrevé. En vozant çein, le maître s’ère beté en coulare se foeu qu’a vœlliait le renanvié, mais ne v’la que Saint-Lliaude, sans rein dère, pregnant son da qu’ère se bin ad’ieusi, le fat coure tout d’on coeup dans l’herbe quemeint si a le caràyut : le foin voûlut quemeint de la pllieume, a couput quemeint dans de la pourœtte, tellemeint qu’on n’avait pas le teimps d’y vò. Quand a recontrut des rointes, ces grands tancous qu’on trouve des coeups dans lus prés et que sont se dus à coupé qu’on y côsserait bin son da, a ne sieintait rein, tellemeint y calut bien, tellemeint al allut vite.
A sàyut, a sàyut tuje… Et tout d’on coeup, ne v’la que devant leu y se trouve eune reinche de peuplles, u bord de l’adye : mais quemeint si y n’y avait rein zu, ne v’la qu’al y sàye tout ensin, les peuplles et pe l’herbe ; à chéque coeup qu’a couput n’âbre, a disait : « Coupe, rointe !... » Y est à pouinne si y creussut… et le peuplle chosait en Soeune quemeint ne petiète beuche.
Voure, teus lus coeups qu’on sàyioeu bœte longteimps à enchapllié et pœ à ad’ieusi, on l’y demande tuje si a va fâre quemeint Saint-Lliaude.

[Traduction]
La légende de Saint-Claude.
Saint-Claude est le patron des faucheurs depuis qu'il a coupé, autrefois, les peupliers de la prairie de Saint-Oyen. Son maître l'avait envoyé faucher du grand matin ; dans la matinée, comme il avait été voir où il en était dans son travail, en lui portant son baril de vin, voilà qu'il voit qu'il n'avait pas encore dandain de fait et qu'il était toujours en train d'aiguiser, depuis qu'il était arrivé. En voyant cela, le maître s'était mis en colère si fort qu'il voulait le renvoyer, mais voilà que Saint-Claude, sans rien dire, prenant son dail (sa faulx) qui était si bien aiguisé, le fait courir tout d'un coup dans l'herbe comme s'il le lançait à la volée : le foie volait comme de la plume, il coupait comme dans de la ciboulette, tellement qu'on n'avait pas le temps de le voir. Quand il rencontrait des "rointes", ces grandes tiges qu'on trouve des fois dans les prés et qui sont si dures à couper qu'on y casserait bien sa faulx, il le sentait rien, tellement cela glissait bien, tellement il allait vite. Il fauchait, il fauchait toujours… Et tout d'un coup, voilà que devant lui se trouve une rangée de peupliers, au bord de l'eau : mais comme s'il n'y avait rien eu, voilà qu'il fauche tout ensemble, les peupliers et puis l'herbe; à chaque coup qu'il coupait un arbre, il disait : coupe, "rointe" ! C'est à peine si cela crissait… et le peuplier tombait en Saône comme une petite paille. Maintenant, toutes les fois qu'un faucheur mais longtemps à battre sa faulx et à aiguiser, on lui demande toujours s'il va faire comme Saint-Claude.


Le patois de Clessé. Écouter cette séquence

Le Patois de Chlliéssi
Chlliéssi est on pâys en bise de Môcon. Le patois y ère parlé pœr tout le monde tant que vé 1880 ; mais à çu moument on a quemançi à fare causé en français quiéques enfants ; petièt t’à-petièt le patois a été en démenùyant, se bin qu’en çu moument a n’est pllieu que causé que prœ les préssœnnes d’on sartain n’âge, et y est quemoude à comprendre qu’a va s’étieindre dave le deri de celés qu’ont appris à le parlé quand al éreint joeunes.
J’ai pensé qu’y serait bien dœmmage, bien agouyant, que celœ vîlle manière de ‘causé sàye tout à fait predue pœr celès que vont veni pe ta ; on consarve bin lu vieux meublles, les vîlles bagues, lus vieux chétiaux, y m’a sieinmé qu’y serait èsse eutile de consarvé le patois d’autrevò. Y est pre çein que j’ai zu l’idée de rechourchi lus mouts les pe tioeurioeux panant qu’y est oncure teimps pr’ en fare on dictionnaire.
Le pe moulasi, pe ta, y va être pre retrouvé quemeint çartains mouts se di-i-yont : y a lus mouts quemeint cartouchlle, chlliacbourné, charbeuchlle, chllieuste, couachlle, beuchllié, conchllié, chlliou, chlliouche, chllié, chlliàye, y a celés quemeint coeuteure, coeudeure, broeuji, boeujon, oeu, boeudre et loeup ; y a celés quemeint bœzvœlle, anœlle : y a ari celés quemeint t’iut’iau, afét’yi, cout’ion, cout’iu, t’ieulat, t’iéchi et pe celés quemeint bùye, ùye, kùye, linsùye, creusùye et stii-ye…
On trouve des mouts que vegnont du vieux français, y en a que seillont du latin, mais y en a tout pllien qu’on ne sait pas quoi a devegnont et n’tres nevoeux vont avò de la pouin-ne à cómprendre quemeint on disait beurlé prœ cabossé, brauté pœr se tourné, et s’asseupé, atraudé, beusquegni, bougni, chapouté, déssanplli, déquemauté, dévouyanssi, déguegnalé, écrapouéssi, enguœllmeinchi, esquené, fremougi, frisé, grabouté, grùyé, indigne, oeully, pouchi, pondre, prire, prin, quincarne, ragassé, regounalé, sati, virmarions, et pœ calé, et pœ vrondé…

[Traduction]
Le patois de Clessé
Clessé est un pays au nord de Mâcon. Le patois y fut parlé par tout le monde jusque vers 1880 ; mais à ce moment on a commencé à faire causer en français quelques enfants ; petit à petit le patois a été en diminuant, si bien qu'en ce moment il n'est plus causé que par les personnes d'un certain âge, et il est commode à comprendre qu'il va s'éteindre avec le dernier de ceux qui ont appris à le parler quand ils étaient jeunes.
J'ai pensé qu'il serait bien dommage, bien ennuyeux, que cette vieille manière de causer soit tout à fait perdue pour ceux qui vont venir plus tard ; on conserve bien les vieux meubles, les vieux costumes, les vieux châteaux, il m'a semblé qu'il serait aussi utile de conserver le patois d'autrefois. C'est pour cela que j'ai eu l'idée de rechercher les mots les plus curieux pendant qu'il est encore temps, pour en faire un dictionnaire.
Le plus malaisé, plus tard, va être pour trouver comment certains mots se prononcent : il y a les mots correspondant à : pomme-de-terre, taquiner, charbon du blé, poule couveuse, couvercle, griller superficiellement, gonfler, clou, cloches, clef, claies (portillons de branchages), il y a ceux correspondant à couture (terre travaillée fraîchement), coûture, pulluler, boujon (barreau), os, bouillir et loup ; il y a ceux correspondant à bisbille, béquille ; il y a aussi ceux correspondant à couteau, râtisser, nuque, coucou, dernier-né, caché et puis ceux correspondant à lessive, oeuf, queue, linceul (drap de lit), croiseul (ancienne lampe à huile) et sécheresse…
On trouve des mots qui viennent du vieux français, il y en a qui dérivent du latin, mais il y en a tout plein (beaucoup) dont on ne sait pas d'où ils viennent et nos neveux vont avoir de la peine à comprendre comment on disait "beurler" parler pour cabosser, "brauter" pour se tourner, et [tous les autres mots signifiant] achopper, se procurer, travailler mollement, tasser en cognant, couper en morceaux, lacérer, délayer, projeter à terre, disloquer par usure, gratter la terre violemment, embrouiller étrangement, malingre, enlever le fumier, tourner vivement, gratter la terre patiemment, couver, insupportable, aiguillon de bouvier, perdre une partie du contenu, abonder, carrière, fin, cornes de pâtre, pleuvoir à verse, réparer hâtivement, tasser, arabesques, et puis glisser, et puis tourner autour...


Au temps jadis. Écouter cette séquence

Dans le teimps
J’ai entendu dère bien des coeups, à ma grand, quemeint lus vieux éreint malreux. Dans çu teimps on manjut du cheti pein prœ pouvò vendre le bllié ; on fosait de la galette de cartouchlles qu’ère sarrée quemeint on gôzon, même on avait essàyé de fare moudre de les creuses de calons pr’en fare de la férœne.
La sau ère se chi qu’on l’achetut à tièchon, en contrebande, et qu’on la tièchut dans des pœrtus de meureilles, deri lu meublles, de poeu des gapieins. Le seucre ère se rare qu’on n’en beillut qu’ès malèdes et p’es fannes en tieuches.
Y n’y ave point d’allemœt’es, on gardut le fùye le sò sous les chllious et pe, le matin, pœr le rampri, on se srevut de chœvnous trempés dans le seufre. Y n’ère pas rare d’allé vé on voisin pœr queri du fùye, on appourtut on petion de braise, dans n’on sabout, qu’on betut su de l’amadou.
Pœr se leumé, on soulait avò des creusùyes, y ne fosait pas bien chllié et preteint on ère à la vellie des dix, douze lantou ; les fan-nes que felieint éreint en chllian du fûye, les hoummes que tri-i-yeint des ambres ou bin que bieu-eu-yieint éreint deri.
Dans çu teimps, on soulait brissi bien tâ la vellie, tant qu’à minet des cœups. Prœ felé y ère la même chouse ; les joeunes fan-nes nouvallemeint mariées deveint fare tout lou leinge dave lou couneille : y ère l’habitude d’avò je ne sais combin de douzain-nes de chemises de grousse tòle, et y ère zalles que felieint tout.
Pœr les nouces, autrevò, on dansut dans ne greinge. On menut de la vieille (sic) et pœ de la fête-rouge ; lus menétris éreint su le treu, en chllian de zôs, y avait la chandòle que srevut à leumé toute la greinge. Lus magnats de la nouce tirieint des coeups de pistoulet de teus lus chllians, y ère l’habitude. La couteume ère ari que les magnats des autres pâys vegnieint éssâyé de tùyé le fùye, on se coulletut, on se tregouissut, les fan-nes avieint poeu. Y n’ère pas rare de vò de les nouces quoi on ère on cent, même mâ : y ère du monde de la famille que srevieint, dave des bounnœ de net blliancs.
On étaujut bien mâ que voure : après les moissons on lliœnut dans les frét’ius, surtout les an-nées que le bllié ère leuné, cheti, ou bin qu’y avait du charbeuchlle, ou bin oncoure qu’y vegniait de les grands sti-i-yes, que tout p’ tefenut, qu’y n’y avait du foin negonlûye ; celés an-nées itié on fosait mangi la paille és bêtes tant qu’à la derire beuche, et pœ, p’ les étarni, on allut à la fioeuge dans lus boeus.
L’hivé, surtout, on vivait mau ; on manjut des rèves, des tieudres ; pr’ étaugi, on n’amprut point de fùye à mîde : quand y avait de la nœge, après que lus z’hoummes avieint fait la chala sous les valouches, on marandut à l’étraublle dave des graufes d’entrequîlle ; on manjut juste on bœllion de pein pr’ achever, dave ne petiète sacò de fremage.
Quand les cartouchlles n’éreint pas leunées, que le n’avieint pas blliouqué, peurri dans tarre, on les manjut dave on petion de sau daveu, en les pllieumant dave son t’iut’iau. On n’achetut du bon pas ma de doeu coeups dans eun’an ; on ousut à poin-ne touchi és ùyes ; du vin on en bevait l’été, mais l’hivé on l’étaujut dave du rôpi qu’ère souvent ésse plliat que de l’adye : y ne déssàyut d’ière.
Eune grande gourmandise, y ére du pelé, ou bin de les poeus de panœ, mais on n’en fosait pas souvent. On ère foeu pre les fretôles ; même, ne vò, ion de mes grands, qu’ère on petion racapin, manjut de les reutîlles de sau : vous pensez bin qu’y n’ère d’ière sade !...
Oñ pout dère qu’al éreint encres dans çu teimps et pe que le travau ne les épantut pas, mais lus poures vieux avieint lus oeus tourdus, al éreint tout affoulés, agremiaulés, al avieint la plliau tanie, reguœrnie, requinquelliounée quemeint la pllieumoeure des vîyes ceupes : y ère à foeusse de s’épeuilli du grand matin, d’allé dézandé u travau, de pioeuchi, de bèssé, d’affél’yi, de pourlé la bauchoule, de mau vivre et de se t’ieuchi talé, repelé teus lus sòs.
Les fan-nes n’avieint d’ière le teimps de pâné, ni d’euvri lous croiséès dans lous mosons basses, ni de ramouéssi lous cadettes que sieintieint le rechlliou : le traveillieint preque autant que lus z’hoummes, l’éreint à la vœgne quand zaux ; le pourtieint lous petièts su lous têtes dans lou greu que le betieint, en n’haut, sous ne tête d’ambre.
Y ne fosait pas bon s’écouané dans çu teimps, les fan-nes n’avieint d’ière le teimps de réd’ié, pre fare la bûye, y ère la même chouse ; le ne pouvieint pas souvent touchi à ne chausse, ni à on gremissiau, ni se seté : on repoeussut tout pre l’hivé.
Et preteint, môgré toutes lous misères, le monde de çu teimps éreint èsse d’iais que celés de voure ; je crorais même qu’a n’éreint pas se souvent en boezvœlle, qu’al éreint pe possiants, on pouvait les chlliacbourné sans qu’a parlieint de fri : al éreint quemeint le vin de çu teimps, on en fosait moins que voure, mais al ère p’t’être bin malliou...

[Traduction]
Au temps jadis
J'ai entendu dire bien des fois à ma grand-mère, comment les vieux étés malheureux. Dans ce temps on mangeait du chétif (mauvais) pain pour pouvoir vendre le blé ; on faisait de la galette de pommes-de-terre qui était serrée comme une motte de terre, même on avait essayé de faire moudre des coquilles de noix pour en faire de la farine.
Le sel était si cher qu'on l'achetait en cachette, en contrebande, et qu'on le cachait dans des trous des murailles, derrière les meubles, de peur des agents du fisc. Le sucre était si rare qu'on n'en baillait (donnait) qu'aux malades et puis aux femmes en couches.
Il n'y avait point d'allumettes, on gardait le feu le soir sous les cendres et puis, le matin, pour le rallumer, on se servait de chénevottes trempées dans le soufre [fondu]. Il n'était pas rare d'aller chez un voisin pour chercher du feu, on apportait un peu de braise, dans un sabot, qu'on mettait sur de l'amadou.
Pour s'éclairer, on avait coutume d'avoir des croiseuls (anciennes lampes à huile), cela ne faisait pas bien clair et pourtant on était à la veillée des dix, douze autour ; les femmes qui filaient étaient à côté du feu (de la lumière), les hommes qui triaient des osiers ou bien qui leillaient étaient derrière.
Dans ce temps, on avait coutume de peigner le chanvre bien tard la veillée, jusqu'à minuit, des fois. Pour filer c'était la même chose ; les jeunes femmes nouvellement mariées devaient faire tout leur linge avec leur quenouille ; c'était l'habitude d'avoir je ne sais combien de douzaines de chemises de grosse toile, et c'étaient-elles-même qui filaient tout.
Pour les noces, autrefois, on dansait dans une grange. On jouait de la vielle et puis de la cornemuse ; les ménétriers étaient sur le treuil (pressoir), et à côté d'eux, il y avait la chandelle qui servait à éclairer toute la grange. Les jeunes gens de la noce tiraient des coups de pistolet de tous les côtés, c'était l'habitude. La coutume était aussi que les jeunes gens des autres communes venaient essayer d'éteindre le feu (la lumière), on se colletait, on luttait bruyamment, les femmes avaient peur. Il n'était pas rare de voir des noces où on était un cent, même davantage ; c'étaient des gens de la famille qui servaient à table, avec des bonnets de nuit blanc.
On épargnait bien plus que maintenant : après la moisson, on glanait dans les chaumes, surtout les années où le blé était avorté, chétif, ou bien qu'il y avait du charbon [sur les épis], ou bien encore qu'il venait de grande sécheresses, que tout périssait, qu'il n'y avait du foin nulle part ; ces années-là on faisait manger la paille au bétail jusqu'au dernier brin, et ensuite, pour faire la litière, on allait couper de la fougère dans les bois.
L'hiver surtout, on se nourrissait mal ; on mangeait des raves, des courges ; pour économiser, on n'allumait pas de feu à midi : quand il y avait de la neige, après que les hommes avaient fait la chalée (sentier dans la neige) sous les flocons, on déjeunait dans l'étable avec des gaufres de sarrasin ; on mangeait juste un morceau de pain pour achever, avec un petit morceau de fromage.
Quand les pommes-de-terre n'étaient pas trop chétives, qu'elles ne s'étaient pas gâtées, pourries dans terre, on les mangeait avec un peu de sel avec, en les pelant avec son couteau. On n'achetait de la viande pas plus de deux fois dans un an ; on osait à peine toucher aux œufs ; du vin on en buvait l'été, mais l'hiver on l'économisait avec du râpé (piquette) qui était souvent aussi plat que de l'eau : cela ne désaltérait guère.
Une grande gourmandise, c'était du riz au lait, ou bien de la bouillie de maïs, mais on n'en faisait pas souvent. On était fort pour les croûtons frottés d'ail ; même, une fois, un de mes grands-pères, qui était un peu [trop] économe, mangeait des rôties (tartines) de sel : vous pensez bien que ce n'était guère sucré !…
On peut dire qu'ils étaient ardents à l'ouvrage dans ce temps et puis que le travail ne les épouvantait pas, mais les pauvres vieux avaient les os tordus, ils étaient tout courbaturés, recroquevillés, ils avaient la peau flétrie, plissée, chagrinée comme l'écorce des vieux ceps : c'était à force de se lever de grand matin, d'aller rapidement au travail, de piocher, de bêcher, de briser les mottes, de porter la hotte à terre, de mal de vivre et de se coucher endolori, brisé tous les soirs.
Les femmes n'avaient guère le temps de panier (essuyer les meubles), ni d'ouvrir leurs croisées dans leur logement du rez-de-chaussée, ni de balayer leurs carrelages de pierre qui sentaient le reclus (renfermé) : elles travaillaient presque autant que les hommes, elles étaient à la vigne en même temps qu'eux ; elles portaient leurs jeunes enfants sur leur tête dans leur berceau qu'elles plaçaient ensuite en haut de la vigne, sous un pied d'osier.
Il ne faisait pas bon se déchirer dans ce temps, les femmes n'avaient guère le temps de raccommoder, pour faire la buée (lessive), c'était la même chose ; elles ne pouvaient pas souvent toucher à un bas [pour tricoter], ni à une pelote de fil [pour coudre], ni s'asseoir [pour se reposer] : on repoussait tout pour l'hiver.
Et pourtant, malgré toutes leurs misères, les gens de ce temps étaient aussi gais que ceux de maintenant ; je croirais même qu'ils n'étaient pas si souvent en bisbille, qu'ils étaient plus patients ; on pouvait les taquiner sans qu'ils parlent de férir (donner des coups) : ils étaient comme le vin de ce temps, on en faisait moins que maintenant, mais il était peut-être bien meilleur...


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